dimanche 30 décembre 2007

Kub - Ville du Blanc-Mesnil

Quand La Molette fleurait bon le bouillon...
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"Il va pleuvoir, ça sent le bouillon..." Pendant de nombreuses années, les Blanc-Mesnilois ont fait leur météo locale suivant les odeurs en provenance de la zone de La Molette. "Quand le vent tournait, ça sentait le Kub jusque dans le centre-ville, se souvient Jean Le Bailly. On repérait l'usine de Bouillon Kub à ses deux grandes cheminées." C'est en 1930 que la Sisa, Société industrielle des spécialités alimentaires, alias Maggi, décide d'installer une filiale au Blanc-Mesnil. Eugène Fischer, originaire de Kemptthal en Suisse, en suit la construction et en prend la direction commerciale. Au 192, avenue Charles Floquet, la Société alimentaire moderne (SAM), plus connue sous le nom de "Bouillon Kub" fabrique de l'arôme Maggi. "Nous n'avons jamais fait de bouillon à proprement dit, explique sa femme Rose Fischer-Bertschinger qui a travaillé un temps pour la Sisa à Paris, nous nous chargions uniquement d'extraire des protéines des farines végétales. Ce produit semi-fini servait ensuite de base aux produits Maggi, tels que le Kub, la Poule-au-Pot, les potages... Il fallait cependant qu'il repose pendant un an dans nos caves de l'usine, à l'intérieur d'énormes réservoirs en inox de 13 000 litres." La surveillance de ces réservoirs est considérée par la direction de l'entreprise comme une promotion, destinée aux employés les plus capables, les plus instruits. Avant la Seconde Guerre mondiale, la SAM compte entre 125 à 150 salariés: ouvriers, techniciens laborantins... Dans les ateliers de fabrication, le métier est dur et réservé aux hommes robustes. "Chaussés de sabots, ils travaillaient dans la vapeur des marmites où bouillaient 1 300 litres de liquide, décrit Rose. Ils devaient soulever d'énormes sacs de farine végétale et en verser le contenu dans l'eau bouillante." Parmi ces ouvriers, nombreux sont les Algériens, venus d'un même village ou d'une même famille, qui envoient une grande partie de leur salaire à leurs parents restés au pays. "La plupart ne savaient pas lire ou écrire. Le soin d'effectuer les virements était confié à l'un de leurs compatriotes, plus instruit. Ils le consultaient également avant d'accepter un nouveau poste de travail." Pendant l'exode de 1940, Rose fait office de secrétaire-standardiste-comptable à l'usine. "Beaucoup de nos employés masculins étaient prisonniers en Allemagne et les femmes avaient fui à la campagne avec leurs enfants." Eugène se rend régulièrement à Versailles pour négocier avec la préfecture de Seine-et-Oise pour que ses ouvriers ne soient pas envoyés en STO (service de travail obligatoire) en Allemagne.
A Noël, alors que l'alimentation est rationnée sur la commune, Rose obtient de la Sisa, des potages et des bouillons qu'elle distribue aux personnes âgées. Avec les fermiers du coin, l'usine établit également une sorte de troc au nez et à la barbe de l'occupant nazi. "Nous leur fournissions de la farine végétale de rebut pour leur bétail, en échange de légumes frais que les syndicalistes de l'entreprise se chargeaient de répartir entre les ouvriers." Située entre la gare de triage et le champ d'aviation du Bourget avec une batterie DCA ennemie installée sur le toit, Bouillon Kub est la cible des avions anglais qui n'atteignent que la cour de l'usine. "Lors des bombardements, nous nous sommes souvent réfugiés dans les caves de la SAM avec nos enfants. Elles étaient beaucoup plus sûres que nos logements, raconte Rose. Un jour de bombardement, un ouvrier avait perdu l'un de ses enfants, sa femme et sa maison. Il y a eu un élan de solidarité extraordinaire parmi ses collègues. Certains ont donné du mobilier, d'autres du linge de maison ou des vêtements. On lui a trouvé un logement!" Au lendemain de la guerre, c'est la fusion entre Nestlé et Maggi, les deux géants suisses de l'agro-alimentaire. Eugène Fischer est nommé à la direction générale de l'usine de Blanc-Mesnil qui diversifie sa fabrication. L'arôme cède la place aux petits pots pour bébés pour lesquels un nouveau bâtiment est construit. L'entreprise compte jusqu'à 250 employés et se féminise. Un laboratoire met au point le nouveau produit de la maison, le glutamate. "Souvent mon mari était réveillé à 2h du matin pour voir si le produit cristallisait ou ne cristallisait pas. Les essais duraient jour et nuit." Des essais qui parfois frisent la catastrophe. "Un jour, le couvercle d'une marmite a sauté, est passé par la fenêtre avant de s'abattre en plein milieu de l'avenue Charles Floquet." En mai 1965, ce sont des milliers de potages, sauces et kubs, entreposés dans un hangar qui sont la proie des flammes. "Une des citernes située sur le toit a explosé avant de s'effondrer de l'autre côté de l'avenue sur les établissements Richard, raconte Jean-Claude Le Bailly, l'un des anciens sapeurs pompiers volontaires de Blanc-Mesnil. A bord de notre unique fourgon, nous nous sommes immédiatement rendus sur les lieux du sinistre. Avec l'aide des pompiers d'Aulnay-sous-Bois et du Raincy, nous avons lutté deux jours contre l'incendie." Rose se souvient, elle, du curé de l'église Notre Dame, "un original" qui s'est chargé de faire la circulation sur la zone de La Molette. Quatre ans plus tard, Nestlé fusionne avec Findus, une société suédoise spécialisée dans les produits surgelés. L'usine de Blanc-Mesnil fabrique des crêpes, conditionne du poisson, jusqu'en 1972. Cette année-là, la société mère décide de délocaliser activités et personnel à Beauvais. La filiale de la zone de La Molette sera démolie peu après. Le jour de l'implosion des immenses cheminées de "Bouillon Kub", le contremaître prévient l'ancien directeur Eugène Fischer, à la retraite depuis 1969. Ce dernier refuse de se rendre sur les lieux de cette entreprise qu'il a vu construire. "Je n'ai pas envie de voir quarante-trois ans de ma vie imploser."
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Remerciements à Monique Pivot et à son livre "Maggi et la magie du bouillon KUB", 2002, éditions Hoëbeke.
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page imprimée sur le site http://www.blancmesnil.fr